Suicide : l’énigme de la grande plaine hongroise

Pays du monde où l’on se suicide le plus pendant de longues décennies, la Hongrie a su diviser par deux le taux de suicide depuis le milieu des années 1980.

Rezső Seress, compositeur de « Szomoru vasarnap ».

Avec près de 5 000 suicides, l’année 1983 marque un pic en Hongrie. Dans la « baraque la plus gaie du camp », on se donne alors la mort plus que partout ailleurs dans le monde, et cela depuis de nombreuses décennies. Aujourd’hui encore, la Hongrie compte parmi les pays européens avec les plus forts taux de suicide, à la troisième place derrière la Lituanie et le Liechtenstein : 22 pour cent mille, contre 10 pour cent mille dans l’Union européenne et 15 pour cent mille en France. Mais avec 2 350 morts l’an dernier – selon les chiffres de l’Office central des statistiques (KSH) – elle a réussi à diviser son taux par deux. Cela concerne tous les groupes d’âge et toutes les régions du pays.

A quoi doit-on cette forte baisse ? Personne n’est en mesure de l’expliquer de manière catégorique, les déterminants du suicide étant extrêmement complexes. La tentation est grande d’expliquer cette amélioration par la fin d’un système totalitaire et l’ouverture à la démocratie, mais toutes les études contredisent cette explication, de manière irréfutable.

L’amélioration des soins de santé psychiatriques, le dépistage des maladies mentales et la généralisation de médicaments antidépresseurs plus efficaces expliqueraient cette tendance positive. Quoique cette théorie est contestée, notamment par le professeur d’épidémiologie Zonda Tamas, dans un article du quotidien Nepszabadsag.

« Un autre facteur qui a sans doute joué un rôle, c’est que les gens parlent aujourd’hui de leurs propres problèmes de santé mentale plus librement et sont plus enclins à demander de l’aide. Les problèmes de santé mentale sont aujourd’hui moins stigmatisés que plusieurs décennies plus tôt »,

explique pour HU-lala.org Ferenc Moksony, professeur de sociologie à l’Université Corvinus spécialiste de la question du suicide.

La santé mentale des Hongrois se dégrade… les soins de santé aussi

Depuis plusieurs années cependant, la courbe stagne, autour de 2 500 décès par an. Comme l’explique le professeur de psychiatrie Zoltan Rihmer dans la presse hongroise, 90% des suicides intervenant en raison d’une maladie psychiatrique, l’évolution des soins de santé dans ce domaine est le principal déterminant du nombre de suicides en Hongrie : c’est leur amélioration qui a permis de réduire de manière très efficace le nombre de suicidés et c’est leur dégradation qui explique aujourd’hui la stagnation de ces dernières années. La médecine et la psychiatrie en particulier ont été les victimes des politiques de réductions des dépenses de l’Etat. Les capacités de soins de santé en Hongrie sont aujourd’hui trop faibles, explique-t-il.

Le pays possède près de deux fois moins de lits d’hôpital en soins psychiatriques que la moyenne européenne et près de trois fois moins que la France : 33 pour 100 000 habitants, contre 61 en Europe et 88 pour la France.[i] La médecine en général et la psychiatrie en particulier ont été les victimes des politiques de réductions des dépenses de l’Etat. Symbole particulièrement choquant de ces cures d’austérité : la fermeture brutale de l’Institut National de Psychiatrie et de Neurologie (OPNI) à la fin de l’année 2007 sur décision du gouvernement socialiste. Un véritable « tsunami » pour toute la psychiatrie hongroise, dispersant les équipes médicales et leurs patients.[ii]

Pourtant, un tiers de la population hongroise souffre d’un certain niveau de dépression, incluant les troubles anxieux, et 7% souffre de dépression sévère, comme l’a indiqué le président de l’Association des psychiatres hongrois, Pal Lehoczky, au cours d’une conférence qui s’est tenue au mois d’octobre 2012. Malgré une détérioration avérée de la santé mentale des Hongrois – selon le propre constat de M. Lehoczky – moins de patients qui nécessiteraient des soins psychiatriques ont accès à des services spécialisés, selon un rapport de l’Office national d’audit (ASZ) portant sur les six dernières années.[iii]

Les sirènes du suicide spirituel, intellectuel et physique

Cette énigme qui fait que pendant plusieurs décennies la Hongrie a été le pays du monde où l’on se donnait le plus la mort a toujours fasciné les chercheurs. La « magyaritude », qui caractérise le peuple magyar par une tendance à la mélancolie et à la dramaturgie, est aussi invoquée comme l’un des déterminants du suicide.

« [Je n’ai pas suivi] l’unique inspiration de ce pays, le chant incessant des sirènes du suicide spirituel, intellectuel et, pour finir, physique. »,

écrit Imre Kertész, prix Nobel de littérature 2002, dans un ouvrage qu’il qualifie d’« œuvre qui dresse l’expérience fragile de l’individu contre l’arbitraire barbare de l’Histoire »[iv]. Kertész, comme beaucoup de ses compatriotes, attribue le mal-être et la forte propension des Hongrois au suicide aux défaites historiques de la Hongrie.

Ottlik Géza, célèbre écrivain et mathématicien hongrois explique pour sa part :

« Nous célébrons nos batailles perdues. Peut-être considérons-nous que les défaites sont plus passionnantes, faites d’une étoffe plus dense et plus importante que la victoire ».

Est-ce cette « magyaritude » qui a poussé le poète József Attila à se jeter sous un train, en 1937, à l’âge de 32 ans ?[v] Le 1er ministre Pál Teleki à se tirer une balle dans la tête en 1941, ne supportant pas l’agression par la Hongrie de la Yougoslavie aux côtés de l’Allemagne ? Sándor Márai, l’auteur des « Les braises » et « Les Révoltés » à se donner la mort en 1989 ? Sans même évoquer le destin tragique du musicien Rezsö Seress, compositeur de Szomorú Vasárnap (sombre dimanche) qui reste célèbre dans le monde entier comme « The hungarian suicide song ». Un morceau repris par des artistes tels que Ray Charles, Billie Holiday, Marianne faithfull, Serge Gainsbourg, ou encore Bjork.

L’énigme de l’Alföld

Il y a toutefois comme une cruelle erreur de diagnostic à élever cette forte propension au suicide au rang de caractéristique de l’identité hongroise. En effet, les chiffres cachent une réalité plus complexe : des disparités régionales très marquées. Le taux de suicide est deux fois plus élevé dans la grande plaine – l’Alföld, qui occupe la partie méridionale et orientale de la Hongrie, au sud-est d’une ligne imaginaire reliant Nyiregyhaza et Pécs – que dans les autres régions du pays. Le gradient va croissant de Györ à Bekécsaba. Ainsi, on se suicide moins à Budapest ou dans les régions de l’Ouest du pays qu’en France dans sa globalité, par exemple. Une piste d’explication : se donner la mort serait considéré comme une « échappatoire » plus acceptable dans l’Alföld qu’ailleurs en Hongrie.


[ii] 6ème Rencontre Européenne de Psychiatrie et de Psychanalyse à Budapest, 20-21-22 mai 2009 – Formindep

http://www.formindep.org/6eme-Rencontre-Europeenne-de.html

[iii] MTI, 18 octobre 2012.

[iv] « Être sans destin », Actes Sud, 1998.

[v] La thèse généralement acceptée est celle du suicide, mais certains considèrent cependant que sa mort fut accidentelle.

Un commentaire

  1. Jo ejt vagy jo napot mindenki !

    Je trouve cet article très riche et diversifié, avec des arguments ‘spectaculaires’.

    Je peux rejoindre bons nombres d’explications qui sont données par leurs auteurs, surtout par rapport à la condition de vie difficile et vécue avec les disparités socio-économiques de la Hongrie.

    Je parlerai d’une ‘magyaritude’ comme d’une autre culture, notre pays n’est pas plus enclin à des suicides plus justifiés pour des raisons indéterminées…

    Je suis très attaché à ma culture, mais nous avons toutes et tous nos sensibilités en tant qu’Etre humain.

    Notre langue maternelle est notre façon de penser (métaphysique de la langue).

    Si je me réfère à certains attraits, nous serions un Peuple mélancolique et sous la dramaturgie…

    Intéressant, et qu’en dira-t-on de la fameuse ‘bánk bán’?

    Généraliser et tomber dans ce piège de propos à futilités, ça n’a aucun sens.

    Je trouve que la mentalité hongroise n’est pas plus spéciale que la japonaise, ou une autre.

    Les Hongrois sont gentils, et très ouvert d’esprit.

    Je ne dis pas que nous n’avons pas de problèmes, bien entendu nous avons nos ‘fous’.

    Peut-on dire qu’un Magyar est plus désespéré dans la vie de tous les jours par rapport à un Belge, un Suisse, et connoter des phrases qui ne sont pas toutes objectives avec de tels amalgames?

    Notre beau pays à certes souffert, et nos cicatrices sont nos points historiques.

    En Afrique ou en Europe, qu’est-ce qui changerait les valeurs humanistes?

    Etre noir ou blanc, on s’en fiche complètement.

    La valeur d’un Homme (homme ou femme), elle se mesure à sa joie de vivre.

    Que tu sois Hongrois ou Français, tu restes un Etre humain, tant qu’il y a la vie, il y a de l’espoir. :)

    Udv.

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